Les accusations, qui pourraient mener à un emprisonnement à vie, sont liées aux violences qui ont éclaté après le meurtre fin juin de Hachalu Hundessa, un très populaire chanteur oromo. Dans les jours qui ont suivi, au moins 178 personnes avaient trouvé la mort au cours de violences interethniques ou policières.
Parmi les leaders poursuivis figurent Jawar Mohammed et Bekele Gerba, membres du parti Congrès Fédéral Oromo. Ils faisaient partie des quelque 9 000 personnes prises dans les violences et les arrestations de masse. Ces dernières ont déclenché de vives critiques quant à l’ampleur de la réaction du gouvernement d’Abiy Ahmed, premier Premier ministre oromo et lauréat en 2019 du prix Nobel de la Paix. Au total, le bureau du procureur général a annoncé samedi, via une publication sur Facebook, des poursuites contre 24 personnes. Parmi les autres suspects figurent plusieurs figures critiques d’Abiy Ahmed vivant à l’étranger, tel l’activiste Tesgaye Regassa et l’ancien allié du Premier ministre Berhanemeskel Abebe.
Des accusations jugées infondées
L’avocat de Jawar Mohammed, Tuli Bayyisa, a déclaré samedi qu’il n’avait pas été informé des accusations contre son client, qu’il estime infondées. « C’est stupéfiant. Je suis sûr à 100% que, même si cela doit prendre des années et des années, ils ne prouveront pas ces allégations si la loi est vraiment efficace », a-t-il dit. Le communiqué du procureur général n’a pas donné de détails sur les accusations. Selon Tuli Bayyisa, celles pesant contre Jawar Mohammed semblent concerner une bagarre autour de la dépouille d’Hachalu Hundessa, au cours de laquelle un policier est décédé. « Pas un seul témoin n’a parlé avec cohérence de crimes commis par M. Jawar ou M. Bekele », a dit l’avocat.
Les nationalistes oromo, tel Jawar Mohammed, considèrent que le Premier ministre n’a pas assez fait pour répondre à la marginalisation politique et économique dont ils estiment souffrir. Les poursuites judiciaires contre cet activiste pourraient alimenter les violences à Addis Abeba et en Oromia, la région la plus peuplée du pays et qui enserre la capitale éthiopienne. Le mois dernier, les forces de sécurité ont tué au moins 5 personnes au cours de manifestations contre la détention de Jawar Mohammed. Ce dernier, comme Bekele Gerba, doit être présenté devant un tribunal ce lundi 21 septembre.
Jawar a-t-il été piégé?
Dans le duel qui l’oppose à Jawar Mohammed, l’un des moteurs de la « révolution oromo », le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed affiche sa fermeté, tout en avançant prudemment, tant il sait que la réponse répressive peut se révéler politiquement périlleuse. En rappel, Juillet 2018, aéroport de Minneapolis, aux États-Unis. Abiy Ahmed s’extirpe tout sourire de son avion. Dans son entourage, on affiche une mine réjouie, mais les sceptiques sont en réalité nombreux. Arrivé au pouvoir quatre mois plus tôt, le Premier ministre, lancé dans une politique de réconciliation inédite en Éthiopie, est, ce jour-là, venu convaincre Jawar Mohammed, cyberactiviste et patron de la chaîne Oromia Media Network (OMN), de rentrer d’exil. Pendant trois ans, fort de son 1,76 million d’abonnés sur Facebook, ce personnage controversé s’est affirmé comme l’un des moteurs de la « révolution oromo », cette vague de contestation contre la marginalisation politique des Oromos qui a mené à la démission de Hailemariam Desalegn, en février 2018. Rentré au pays en août de la même année, Jawar Mohammed semblait assagi. Quinze mois plus tard, lui et le Premier ministre sont en guerre ouverte.
Le 22 octobre 2019, lors d’une séance de questions-réponses au Parlement, Abiy Ahmed a fustigé ces « propriétaires de médias qui n’ont pas de passeport éthiopien et jouent un double jeu […]. En période de paix, ils sont là, et quand il y a des troubles, ils ne sont plus là ». Nombre d’observateurs y ont vu une menace à peine déguisée à l’adresse du militant de nationalité américaine, régulièrement accusé d’attiser les haines ethniques.
Le soir même, Jawar Mohammed, qui a pris pour habitude de dénoncer ouvertement la « dérive autoritaire » de celui qui l’a fait revenir au pays, a affirmé que les autorités lui avaient retiré son service de protection sans l’en avoir averti au préalable, et ce dans le but de « lancer ensuite sur [lui] une foule d’assaillants ». Il n’en fallait pas plus pour déchaîner des centaines de jeunes activistes oromos, qui se sont pressés dès le lendemain à son domicile en chantant « Down, down Abiy » (« Abiy dégage ! »). Le mouvement s’est depuis propagé dans d’autres villes d’Oromia. Les confrontations avec la police et les affrontements intercommunautaires y ont fait 86 morts en deux semaines.
Brutal retour sur terre
Pour le Premier ministre, tout juste auréolé du prix Nobel de la paix, le retour sur terre est brutal. Le 26 octobre, Abiy Ahmed a dénoncé une « tentative de provoquer une crise ethnique et religieuse » et appelé une nouvelle fois à l’unité. Si la rupture entre les deux hommes semble aujourd’hui consommée, le conflit qui les oppose révèle deux visions diamétralement opposées de la politique éthiopienne, tout en soulignant la fragilité de la popularité de l’homme fort d’Addis-Abeba. Abiy Ahmed ambitionne d’unifier l’EPRDF, la coalition au pouvoir.
Pour ses détracteurs, cela reviendrait à diminuer le poids de l’Organisation démocratique des peuples oromos. Jawar Mohammed, qui aime dire qu’il est oromo avant d’être éthiopien, a toujours plaidé pour que sa communauté, historiquement marginalisée, ait davantage de poids politique. En mobilisant ses partisans alors que le pouvoir de Desalegn vacillait, il avait indirectement participé à l’ascension éclair d’Abiy. Mais il estime que ce dernier s’est éloigné du vrai combat des Queeroos, les activistes oromos.
Face à la montée des ethnonationalismes, le Premier ministre avance prudemment. Pour avoir bénéficié de la dernière vague de contestation, il sait combien la réponse répressive peut se révéler périlleuse. Jawar Mohammed en est conscient. Lui qui assurait jusque-là ne pas vouloir briguer de responsabilités politiques rêve désormais de tenir un rôle actif dans son pays.